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Maud
Maud Ploquin avait admiré le courage de la terroriste repentie et maudit sa propre lâcheté. Les hommes politiques et les hauts fonctionnaires n’osaient plus contrarier les pasteurs aux regards fous qui hantaient les couloirs des ministères et se comportaient en conquérants, en despotes. Formés dans les camps d’Amérique centrale, les forçats de l’Évangile s’étaient abattus sur la dépouille européenne avec une férocité de hyènes. Ils avaient exploité la guerre et son chaos pour racheter les grandes entreprises et infiltrer les arcanes du pouvoir. Ils ne paraissaient pas en pleine lumière, pas encore, mais ils avaient installé leurs hommes aux postes clefs, dont la Sûreté du territoire, et déployé une gigantesque toile de surveillance qui associait les dernières technologies aux compétences humaines – ils ne se fiaient donc pas au seul jugement de Dieu. Ils tenaient des fiches informatiques détaillées sur les membres du gouvernement européen, les députés du Parlement de Bruxelles, les ministres des délégations nationales, les secrétaires d’État, les préfets, les membres de l’état-major, les patrons de la sécurité intérieure, les banquiers, les capitaines d’industrie, les journalistes, les artistes, tout homme ou toute femme qui occupait un poste de responsabilité ou de prestige sur le territoire européen. Le « confessionnal », l’invention diabolique venue du Japon, leur permettrait bientôt de contrôler et d’influencer les esprits de leurs ouailles. Déjà utilisé dans les locaux de la STF, l’ordinateur en ADN de synthèse décodait l’activité du cerveau pour transformer les pensées en images. Les résultats étaient saisissants. Maud avait vu les pensées d’un criminel en série apparaître sur l’écran, les silhouettes des femmes qu’il avait torturées, leurs yeux fous de souffrance, leurs traits déformés par la terreur. Le spécialiste, un Japonais, avait expliqué dans un français approximatif qu’on ne faisait pas encore la différence entre les souvenirs et les fantasmes, mais que la compagnie y travaillait et que, dans un avenir proche, le logiciel serait capable de séparer réalité et imagination.
Maud Ploquin était elle-même fichée (le patron de la STF lui avait confié, l’œil salace, qu’il avait eu accès à son dossier et qu’il y avait lu des révélations croustillantes), et elle devait reconnaître, à sa grande confusion, qu’elle s’était tue devant le pasteur Blanchard de peur d’être mal notée et de perdre son poste. Elle aurait cinquante-cinq ans dans une dizaine de jours, un âge redoutable pour une femme qui n’était pas mère de famille ni même mariée, et dont les charmes s’étaient émoussés. Son physique plutôt attrayant lui avait valu de solides protections tout au long de sa carrière, le gros du travail consistant à convaincre ses prestigieux partenaires qu’ils étaient d’irremplaçables amants. Elle s’était comportée en maîtresse éperdue de reconnaissance alors qu’elle ne ressentait rien, ou seulement de l’irritation, lorsque ces messieurs lui pinçaient les seins ou lui plantaient l’objet de leur orgueil entre les cuisses – il lui était arrivé d’accepter la sodomie, elle l’avait amèrement regretté les heures suivantes. Ils s’étaient peu à peu détournés d’elle et rabattus sur des actrices, des secrétaires ou des anonymes plus fraîches. Elle s’était débrouillée pour conserver son dernier poste et se rendre indispensable au ministère de l’Intérieur, consacrant une grande partie de son temps libre à compulser les dossiers confidentiels (dont le sien, toutes ses histoires de fesses consignées dans la rubrique « relations personnelles », y compris les aventures qu’elle avait cru secrètes ; du croustillant comme l’avait dit le patron de la STF). Elle était ainsi devenue la mémoire vive de la Place Beauveau, la référence, la personne qu’on consultait pour déceler les défauts des cuirasses ennemies, discréditer un adversaire ou déstabiliser les journalistes lors des débats télévisés. Les ministres fraîchement nommés – les plus résistants duraient un an, les autres ne dépassaient pas les six mois – avaient besoin d’elle pour dresser un état des lieux exhaustif et décrypter les mœurs parfois absconses du ministère. Elle gardait en réserve les quelques informations qui pourraient lui servir au cas où le nouveau venu aurait la mauvaise idée de se débarrasser d’elle. Elle n’avait jamais été réduite à cette dernière extrémité, même pendant la guerre, où les portefeuilles valsaient à un rythme trépidant, où une simple rumeur suffisait à désintégrer un gouvernement déjà fantomatique, où les grâces et les disgrâces s’arbitraient dans le lointain bunker de l’archange Michel. Elle avait surnagé à force de ténacité, de compromissions, d’humiliations, se prêtant à d’odieux simulacres amoureux par crainte de manquer de produits de première nécessité, d’argent, de confort. Elle n’en tirait aucune vanité, elle se disait qu’elle utilisait ses armes de femme, elle n’avait jamais senti son cœur et son corps battre, elle pouvait bien les brader comme des vêtements qui ne lui allaient pas. Les hommes ne voyaient pas la différence, ils ne cherchaient pas à contempler son âme dans les yeux de leur partenaire, seulement leur propre virilité, leur propre vanité.
Elle n’était pas à une braderie près et, pourtant, elle s’en voulait de son manque de réaction face à Blanchard. L’enquête qu’elle avait menée sur l’arrogant pasteur ne lui avait rien appris d’intéressant. Il semblait ne pas avoir eu d’existence avant son nouveau baptême, comme si l’eau lustrale l’avait à jamais lavé de son passé. La frousse que lui flanquaient cet homme et ses semblables lui rappelait ses frayeurs d’enfant, peur du loup, peur du noir, peur des fantômes, peur des araignées, peur des souris, peur du diable, peur de l’enfer. Les nouveaux apôtres étaient à la fois loups, ténèbres, araignées, démons. Venimeux, tranchants, ardents. Des fanatiques dont il ne fallait attendre aucune pitié, aucune clémence. Une fois qu’ils auraient posé leur patte griffue sur la planète, ils entreprendraient le grand nettoyage, ils trieraient le bon grain de l’ivraie, selon les propres termes du pasteur Blanchard, ils élimineraient sans pitié les impurs, les mécréants, tous ceux qui refuseraient de renier leurs convictions et d’embrasser la croix. Ils avaient déjà plusieurs dizaines de millions de morts à leur actif : ils avaient contraint le gouvernement européen à refuser les propositions de paix des émissaires islamiques, estimant que la guerre affaiblirait leur vieille alliée devenue incontrôlable et refroidirait les ardeurs belliqueuses des nations musulmanes. Parallèlement, ils avaient conclu des accords secrets avec les gouvernements à leur botte afin de contrôler et d’exploiter les dernières réserves pétrolières du Moyen-Orient.
Maud gagna son bureau après les multiples contrôles d’usage. Le froid glacial de l’aube l’avait saisie lorsqu’elle était sortie du taxi. Elle avait marché rapidement dans les allées et les couloirs, s’efforçant de sourire aux plantons frigorifiés chargés de vérifier son badge. Elle n’avait pas dormi les trois nuits qui avaient suivi l’éprouvante confrontation dans la fausse mercerie (une couverture vraiment miteuse). Par chance, le ministre s’étant absenté jusqu’à la fin de la semaine (une maîtresse flambant neuve), elle disposait d’un peu de temps avant de lui remettre son rapport. La mort du général Voisin, le grand favori de la prochaine élection présidentielle européenne, un homme qui passait les trois quarts de son temps à s’infatuer et le dernier quart à proférer des inepties, avait déclenché un début de panique dans les ministères. D’aucuns y avaient vu le signe avant-coureur d’un coup d’État : le meurtre avait été perpétré par un ex-officier supérieur, un rescapé du Front Est. La Sécurité du territoire avait eu vent d’un complot des militaires, exaspérés par les incapables du gouvernement européen coupables à leurs yeux d’avoir rayé d’un trait de plume quinze années d’une résistance acharnée. Les anciens de l’état-major ne portaient pas Voisin dans leur cœur, un mondain, un ambitieux qui avait multiplié les décisions aberrantes sur le Front et donné de l’armée une image désastreuse.
Maud restait persuadée que le meurtrier avait agi à titre personnel, ainsi que l’avait laissé entendre la jeune femme – comment s’appelait-elle déjà ? Fabienne… non, Josépha – chargée de sa surveillance. Les militaires étaient bien trop désabusés, bien trop divisés, pour organiser un putsch. Et puis les troupes d’élite – les soldats génétiquement renforcés – avaient été réparties par petits bataillons sur tout le territoire pour les empêcher justement d’entreprendre une action groupée. Peu utilisés pendant la guerre, ces soldats représentaient désormais un danger permanent pour la démocratie (on continuait d’employer le terme « démocratie » pour donner au peuple l’illusion de choisir ses dirigeants, mais Maud était bien placée pour savoir que les vainqueurs des élections étaient désignés à l’avance, selon les intérêts du moment) : personne n’aurait les moyens de les arrêter s’il leur prenait la fantaisie de marcher sur le Parlement de Bruxelles. Alors on s’ingéniait à les occuper, on leur confiait des missions aberrantes aux confins de l’Europe, on les chargeait de liquider les seigneurs de guerre les plus puissants, on les expédiait derrière les frontières afin de semer la terreur dans les populations musulmanes, on les envoyait soutenir les forces de l’ordre dans les villes en proie aux émeutes et au pillage. Pour fomenter un putsch, les officiers supérieurs auraient dû se rencontrer à plusieurs reprises, dépêcher des messagers dans les différentes garnisons, communiquer entre eux par téléphone, courrier ou réseau informatique, autant de mouvements, autant de traces qui auraient attiré l’attention des agents de la Sécurité du territoire ou des taupes évangéliques.
Maud salua ses secrétaires déjà au travail dans le bureau qui jouxtait le sien, deux femmes d’une trentaine d’années dont l’une, plutôt vive et jolie, avait bénéficié des brèves faveurs du bras droit de l’un des ministres précédents (Maud ne savait plus lequel). Elle avait personnellement choisi l’autre parmi une cinquantaine de candidates, un mètre quatre-vingts de maigreur et d’aigreur, toute en os et en dents, une intelligence redoutable enveloppée dans un caractère de chien, une honnêteté et une loyauté sans faille. Ces deux-là ne pouvaient pas se supporter, une rivalité dont jouait Maud pour obtenir d’elles un travail précis, efficace. Chargées de préparer les dossiers, d’effectuer les recherches dans les archives ou sur la toile informatique, de répondre aux différents courriers, de trier les nombreux visiteurs qui sollicitaient une audience, les deux femmes abattaient douze ou treize heures de besogne quotidienne. Maud s’en voulait parfois de leur imposer des horaires aussi contraignants. Elles avaient une vie en dehors du ministère, un mari, des enfants, des rêves, mais la crainte de perdre leur emploi dans une période difficile les poussait à subir en silence la tyrannie de leur supérieure (et, pour l’une au moins, les assauts de jeunes loups qui éprouvaient le besoin névrotique de tester leur pouvoir de séduction, donc leur potentiel politique, auprès du personnel féminin). Maud les convoquait parfois le dimanche, par pure perversité, histoire de voir jusqu’où pouvait aller la servilité humaine. Elles venaient, à contrecœur, mais elles venaient, le visage défait, arrachées de leurs lits, des bras de leur mari ou de leur amant, jetées dans l’aube pétrifiée des jours fériés, elles s’asseyaient devant leur bureau sans marmonner une plainte, elles se mettaient au travail en baissant les paupières, de peur sans doute que leur sale humeur ne leur dégouline des yeux.
« Pas de nouvelles de Don Juan ? »
Les surnoms des ministres variaient selon l’humeur du jour. Elles avaient affublé le précédent, bon mari et bon père de famille côté cour, porté sur les jeunes hommes côté jardin, des doux sobriquets de « foutriquet », « bipède » et « chaton ». Pour le locataire actuel, c’était « Don Juan », « Casanova » ou, lorsque l’ambiance tournait au grossier dérisoire, « Bite-au-vent ». Quadragénaire, bel homme, pourvu aux dires de certaines d’un engin de taille respectable, marié et père de famille lui aussi (nul n’est parfait), il collectionnait les maîtresses comme d’autres les timbres, les cuites ou les ennuis. Sa garde rapprochée consacrait une part non négligeable de ses heures de travail à couvrir ses frasques. Maud se demandait quels inavouables services il avait bien pu rendre en haut lieu pour être bombardé Place Beauveau en étant totalement dépourvu des qualités et des compétences requises (son dossier confidentiel, revu et corrigé par sa garde rapprochée, ressemblait étrangement à son hagiographie officielle publiée dans le mémento du ministère). Le ministre de l’Intérieur était en théorie le garant de la loi et de l’ordre et le protecteur de ses concitoyens. Dans un contexte d’insécurité et de criminalité galopantes, il aurait fallu confier le portefeuille un homme à poigne et à principes.
« Il a appelé tout à l’heure pour dire qu’on ne le verrait pas avant lundi prochain, répondit Guylaine en agitant son mètre quatre-vingts d’aigreur.
— Il a besoin d’un peu de temps pour faire le tour du propriétaire, ajouta Laura, l’autre secrétaire, avec une moue grivoise.
— Il est comme tous les hommes, gouverné par sa queue. » Roulement d’yeux et sourire carnassier de Guylaine. « On devrait les châtrer avant de leur refiler les grands maroquins. Y aurait nettement moins de candidats. »
Pour une fois complice avec sa consœur, Laura laissa échapper un petit rire de gorge.
« Un peu de respect : vous êtes tout de même en train de parler d’un ministre de la République française ! »
Une grimace puérile vint aussitôt démentir le ton et la mine sévères de Maud. Elle n’avait pas envie de jouer les fonctionnaires modèles ni les mères fouettardes aujourd’hui, plutôt de prendre un peu de bon temps avec les secrétaires. Elle se contemplait soudain au fond de l’âme, elle se voyait comme elle était et non comme elle s’appliquait à paraître. Elle avait exploité ses deux collaboratrices parce qu’elle les avait jalousées, parce que, en dehors de ces murs, elles n’étaient pas condamnées à la solitude, parce qu’elles se réchauffaient la nuit contre un corps, sinon aimé, du moins familier. Elle n’avait pas supporté de savoir ses subordonnées, ses inférieures, plus riches qu’elle sur le plan affectif. Le constat, par sa mesquinerie, aurait dû l’épouvanter, elle se sentait au contraire soulagée, presque euphorique, comme si la lucidité de son regard avait tranché des nœuds et des cordes en elle. Vivre dans les apparences exigeait une énergie, une tension de tous les instants. Elle avait évolué dans des constructions mentales de plus en plus complexes, comme dans un décor auquel s’étaient sans cesse rajoutés des éléments, elle se retrouvait soudain sur la scène nue, étourdie par le vide.
« Ministre de la République française, ça ne veut plus dire grand-chose, rétorqua Guylaine. La République n’existe plus, la France non plus. L’Europe tout entière est bradée aux mouvements chrétiens. Tout le monde fait semblant, mais plus personne ne prend de vraie décision. »
Plus réservée, Laura épiait les réactions de Maud par-dessus l’écran de son ordinateur.
« Vous avez beaucoup de travail, aujourd’hui ? »
Prises au dépourvu, les deux femmes se consultèrent du regard.
« Vous devez le savoir, c’est vous qui nous le donnez, finit par répondre Guylaine.
— Vous m’avez bien dit que le ministre ne rentrait pas avant lundi ? »
Toujours perplexes, les deux femmes acquiescèrent l’une d’un clignement de cils, l’autre d’un hochement de tête.
« Ça nous laisse… » Maud se rapprocha du grand calendrier accroché au mur. L’aspect pisseux de la peinture et l’état lamentable du bureau lui sautèrent subitement aux yeux. Presque trente ans qu’elle fréquentait les lieux, et elle n’avait jamais remarqué à quel point ils étaient délabrés, sinistres. « Cinq jours…
— Cinq jours pour quoi faire ? » demanda Laura.
Maud passa dans son bureau, éteignit son ordinateur, enfila son manteau, ses gants, prit son sac et revint vers ses collaboratrices. Les bâtiments baignaient dans un silence à peine troublé par le crépitement des machines et les sonneries des téléphones. L’absentéisme s’était considérablement réduit depuis que le spectre de la Sécurité sociale ne remboursait plus les arrêts de travail, mais ni les administrations ni les entreprises privées n’avait gagné en efficacité, au contraire même (rapport de la commission Tourennes, confidentiel évidemment).
« Je vous invite à boire un café dehors. »
« Nous sommes en droit de suivre l’exemple donné par notre patron, non ? »
Les deux secrétaires n’en revenaient toujours pas. Elles se demandaient si leur responsable, considérée comme un bourreau de travail – un bourreau tout court –, n’était pas frappée de l’une de ces maladies dégénératives foudroyantes provoquées par les émanations chimiques ou les radiations des bombes à uranium appauvri. Jamais elles ne l’avaient vue sous un jour détendu, jamais elle ne leur avait adressé la parole pour des motifs autres que professionnels. Les clients n’étaient pas nombreux dans la brasserie de la rue du Cirque. Le serveur, un grand efflanqué aux cheveux raides et aux joues piquetées d’acné, lançait des coups d’œil appuyés en direction de Laura. Maud songea avec un brin de nostalgie que vingt ans plus tôt elle était l’une des cibles favorites des regards masculins.
« Si les employés avaient les mêmes droits que leurs patrons, ça se saurait ! »
Guylaine s’enhardissait devant la bienveillance de son interlocutrice. Elles avaient d’abord commandé un café, puis, sur l’invitation de Maud, elles étaient passées directement à l’apéritif, vin cuit pour les trois, accompagné d’olives et de petits gâteaux salés. Les hommes âgés qui disputaient une partie de cartes quelques tables plus loin affichaient leur réprobation sur leurs traits affaissés : l’Europe de l’après-guerre se méfiait des femmes seules dans les troquets.
« On ne demanderait pas mieux que prendre les quatre jours de congé que vous nous offrez, mais imaginez que les autres l’apprennent au ministère. »
Laura avait parlé d’une voix basse, à peine audible. Un réflexe dû à la paranoïa ambiante : elle redoutait que des oreilles mal intentionnées ne captent leur conversation.
« Ne vous en faites pas pour les autres, dit Maud. Ils ne s’en apercevront pas. Personne ne vient fouiner sur mon territoire. Je les tiens tous par les couilles, enfin les messieurs, je sais à peu près tout sur eux, leur parcours, leurs petites manies, leurs défauts, leurs aventures.
— Et sur nous, qu’est-ce que vous savez ? »
Elles crevaient d’envie de poser la question depuis longtemps, mais l’occasion ne s’était encore jamais présentée. Elles n’avaient pas accès aux archives, privilège réservé aux cadres de la STF et à une poignée d’initiés. Il fallait en outre une excellente mémoire pour se remémorer les trois codes qui ouvraient les portes des secrets, stockés dans une salle souterraine plus protégée et dangereuse qu’une crypte nucléaire.
« Peu de choses, rassurez-vous.
— Sûr, on n’intéresse pas grand-monde », marmonna Guylaine avec une pointe de dépit.
Maud n’allait pas leur dire que tous les employés du ministère, y compris les agents d’entretien, étaient passés au crible, que Laura était considérée comme une femme peu fiable, légère, facile à corrompre, que Guylaine souffrait de troubles psychologiques dus à un passé tumultueux où se mêlaient inceste, drogues et petite délinquance. Pas leur dire que les maniaques de la suspicion avaient soigneusement répertorié leurs frasques anciennes et récentes, deux avortements et une ribambelle de liaisons pour Laura, trois tentatives de suicide et un engagement dans un groupuscule clandestin pour Guylaine. Pas leur dire qu’elles n’avaient pas droit à la moindre erreur, qu’elles seraient virées à la première incartade, qu’elles rencontreraient d’insurmontables difficultés à retrouver du boulot. La plupart des chefs d’entreprises achetaient aux cadres de la STF peu scrupuleux des renseignements sur leurs futurs employés, un trafic lucratif surnommé au ministère le « marché de l’emploi ». Pas leur dire que la vieille démocratie européenne, rongée jusqu’à la moelle, ne garantissait plus aucune liberté.
« Il vaut mieux ne pas intéresser le monde, croyez-moi », murmura Maud.
Elle n’avait pas l’habitude de boire, et l’alcool embrouillait ses pensées. Elle vida son verre, grignota quelques olives, ferma les yeux, contint une subite envie de hurler. Elle était sortie du tableau ; il lui apparaissait maintenant dans toute son horreur. Elle s’était leurrée pendant des années, convaincue que ses actes n’engageaient qu’une fraction insignifiante de l’humanité, que son égoïsme, sa peur de manquer, ses lâchetés quotidiennes n’avaient pas d’incidence sur la marche du monde.
Elle était un rouage de la machine infernale qui broyait les populations européennes. Un rouage indispensable. Brutalement dégrisée, suffoquée par un sentiment d’urgence, elle régla les deux notes posées sur la table, vingt-cinq euros trois cafés et trois apéritifs, la vie devenait inabordable à Paris, se leva, enfila son manteau :
« Restez chez vous jusqu’à lundi. C’est un ordre. Ne vous inquiétez pas : je prends tout sur moi. »
Elle sortit de la brasserie après avoir embrassé les deux secrétaires ébahies – elles ne se souvenaient pas qu’elle leur eût un jour serré la main –, marcha d’un pas pressé vers la rue du Faubourg-Saint-Honoré, puis vers la place Beauveau. Un soleil timide crevait le plafond des nuages sans parvenir à réchauffer la ville prisonnière de la neige et la glace. Elle sourit aux plantons de l’entrée principale en leur présentant son badge. Elle eut l’impression qu’ils ne la regardaient pas comme d’habitude, qu’ils s’invitaient dans son esprit grand ouvert et pillaient ses pensées. Mélange d’alcool, de remords et de paranoïa ordinaire.
Elle ne regagna pas son bureau, elle traversa plusieurs bâtiments et se rendit directement dans la salle des archives. Elle croisa quelques-uns de ses collègues de la STF qu’elle salua d’un geste de la main ou d’un mouvement de tête. Elle craignit d’avoir oublié les codes, mais les brumes d’alcool commençaient à se dissiper et son esprit était à nouveau clair, résolu. Elle passa sans encombre les différents barrages, ne marqua aucune hésitation pour composer le premier code sur les touches de la commande encastrée dans le mur. La porte blindée coulissa dans un chuintement étouffé.
Personne d’autre qu’elle dans la salle des secrets. Elle disposait de quatre jours pour effacer les fichiers informatiques et détruire les dossiers de papier. Pas tous, elle n’en aurait pas le temps, mais le plus grand nombre possible.
Quatre jours pour rendre un peu de leur liberté à des milliers d’hommes et de femmes.